Les 2 raisons inavouées du gouvernement de réformer le monde de la justice.
La mobilisation de la totalité du monde de la justice est suffisamment rare pour qu'elle appelle non seulement le gouvernement, mais l'ensemble de la population française à la réflexion.
La mobilisation de la totalité du monde de la justice -magistrats, avocats, greffiers...- est suffisamment rare pour qu'elle appelle non seulement le gouvernement, mais l'ensemble de la population française à la réflexion. L'analyse du projet gouvernemental comme celle d'une mise à mort de la justice est partagée par l'ensemble des syndicats de magistrats (Union syndicale des magistrats (USM), le Syndicat de la magistrature (SM), CGT-Chancelleries et services judiciaires et d'autres syndicats) comme par différentes instances représentant la profession d'avocat. Il ne s'agit pas d'une quelconque revendication corporatiste, mais bien d'une réaction parfaitement légitime et justifiée à l'encontre d'un pouvoir politique, qui pour des raisons financières, mais aussi tout à fait politiques, souhaite "réorganiser la justice" avec des transformations que les organisations de magistrats ont stigmatisées: "Suppression des 307 tribunaux d'instance et de la fonction spécialisée de juge d'instance, organisation judiciaire illisible et éloignée du citoyen, déshumanisation de la justice, privatisation du contentieux civil ... régression des droits de la défense, recul du contrôle de la justice sur les atteintes aux libertés publiques, suppression larvée du juge d'instruction et du juge de l'application des peines, réduction de la collégialité".
En s'attaquant à tous les sujets d'un coup, procédure civile, procédure pénale, organisation des juridictions, renforcement des pouvoirs de police, dématérialisation de la procédure, le gouvernement crée un rideau de fumée destiné à empêcher de comprendre la philosophie profonde de cette réforme qui rejoint une volonté politique clairement exprimée de détruire ou a minima d'annihiler tous les contre-pouvoirs de notre pays.
La situation lamentable de la justice française est un constat partagé; il s'agit non seulement d'un manque de moyens criant qui place notre justice au dernier rang européen en matière de moyens, mais encore plus du refus de reconnaître l'existence d'un pouvoir judiciaire digne de ce nom et d'assurer l'indépendance de la justice et en particulier celle du parquet, malgré les décisions réitérées de la Cour Européenne des Droits de l'Homme refusant de reconnaître au parquet français la qualité de magistrats.
Le projet vise à l'évidence à faire des économies supplémentaires par la suppression des tribunaux d'instance, la réduction programmée du nombre des affaires passant devant le juge, y compris en cas de difficulté comme en matière familiale, la réduction des audiences..., sans évidemment que la qualité de la justice et les droits du justiciable en soient moindrement améliorés.
Mais il s'agit aussi et peut-être d'abord, même si cet aspect de la réforme est passé sous silence par la garde des sceaux, d'une volonté politique de réduire encore les moyens de la justice pénale et en particulier ceux des juges d'instruction et de séparer au maximum la justice du peuple français. Sur le premier point, la prise d'autonomie de la justice financière et en particulier du parquet financier semble gêner considérablement le pouvoir politique. Il est vrai qu'il n'était guère habitué à ce que les responsables politiques puissent se retrouver en correctionnelle, la règle de l'impunité de fait ou de droit étant devenue, sauf exceptions notables, une règle générale. Impunité de fait, car lorsqu'une affaire vient à l'audience 20 ans après les faits, il est rare que les prévenus soient exposés à une peine sérieuse. Dès lors, réduire encore les moyens et les pouvoirs du juge d'instruction est de bon aloi... alors que, comme par hasard, une certaine presse se fait de plus en plus l'écho "d'un pouvoir médiatico-judiciaire" qui monterait des complots et n'aurait qu'un comportement "politique".
Cette volonté d'éviter un fonctionnement réellement indépendant la justice, efficace, et au service des justiciables se traduit également dans la réduction de la compétence des cours d'assises. Sur le plan symbolique, comme sur le plan politique, cette décision est très grave. En effet, la participation à un jury, ce qui est une obligation citoyenne, trouve sa source dans la révolution française et constitue pour tous nos concitoyens qui ont vécu cette expérience, un moment très important de compréhension des difficultés de rendre la justice et un exercice politique au sens le plus noble du terme majeur. Certains pays comme les États-Unis du reste utilisent de manière beaucoup plus large les jurys citoyens, ce qui est assez logique puisqu'il faut semble-t-il rappeler que la justice est rendue au nom du peuple français comme au nom du peuple américain aux États-Unis.
Car l'objectif est aussi de séparer le plus possible la population de sa justice. La première a toutes les raisons de se plaindre de la lenteur des procédures, de leur coût, de certaines impunités, des comportements des puissants... Cette situation participe évidemment de la défiance générale à l'égard du système politique dans son ensemble et par rapport à une idée de justice en particulier.
Alors, supprimer les jurys des cours d'assises, dématérialiser les procédures jusqu'au point de supprimer les audiences, remplacer la saisine du juge par des procédures amiables de manière systématique sont autant de manière d'éloigner encore les citoyens de leur justice alors qu'elle est leur principal soutien.
En effet, si la société civile a pu monter en puissance, si les pollueurs et les corrupteurs peuvent parfois être poursuivis, si les procès climatiques mettent en cause de manière croissante l'inaction des Etats et la responsabilité des grands émetteurs de gaz à effet de serre, si parfois David l'emporte contre Goliath, c'est bien grâce aux juges.
Entretenir, voire accroître la défiance à l'égard des juges, c'est une manière supplémentaire de réduire le champ démocratique pour conforter la toute-puissance du pouvoir politique et des grands intérêts économiques trop souvent soutenus au détriment des intérêts de la nouvelle économie et de la population.
Dès lors, encourageons le monde associatif, les collectivités locales, le monde de la nouvelle économie à soutenir l'action du monde de la justice pour que la réforme, qui est indispensable, ne se fasse pas au détriment de la société civile, mais au contraire à son avantage. Plus que jamais la justice doit être une grande cause nationale.
- Corinne Lepage Avocate, Ancienne députée européenne Cap21, ancienne ministre de l'Environnement
Via Jacques Le Bris